Bakou is back! (2/2) De la reconstruction à la puissance
>> Retrouvez la première partie de cet article ici : Bakou is back ! (1/2)
Depuis le début du millénaire, la conjoncture géopolitique du Sud Caucase a radicalement changé, devenant plus compliquée que jamais : les trois puissances régionales sont de retour. Car ce ne sont pas uniquement les Russes, menés par Poutine, qui sont revenus dans le jeu. La Turquie d’Erdogan se réclame de l’Empire ottoman et ne cache pas ses ambitions vis-à-vis de l’espace turcophone dont Azerbaïdjan fait partie. Si Ankara reste un allié, il risque de devenir de plus en plus encombrant. Au sud, l’Iran retrouve aussi des accents oubliés depuis presque deux siècles. Or, à Téhéran on est parfaitement conscient que plus d’un tiers des citoyens iraniens sont ethniquement des Azéris, et que pour certains, le nord de l’Iran constitue l’Azerbaïdjan du sud… Pas étonnant que les Iraniens cultivent des relations étroites avec l’Arménie, une alliance dont Bakou saisit parfaitement le sens.
Une stratégie qatarie
Face à ce contexte, les Azerbaïdjanais poursuivent leur stratégie mise en place depuis 1994, dont le maître mot est l’équilibre. C’est ainsi que l’Azerbaïdjan entretient des relations étroites à la fois avec Israël et les pays arabes, et sa méfiance vis-à-vis de la Russie ne l’incite pas pour autant à trop se rapprocher de l’OTAN et risquer le sort de la Géorgie et de l’Ukraine. Il faut que tout le monde ait à gagner de la réussite de l’Azerbaïdjan et à perdre de sa perte. A l’instar du Qatar, l’Azerbaïdjan moderne a toujours su travailler avec tout le monde sans compter sur personne. Mais à la différence de l’émirat, Bakou prend soin de ne jamais trop en faire de façon à ne pas susciter la jalousie voire l’animosité de telle ou telle puissance capable de mordre méchamment et impunément.
Mais ce n’est pas la seule chose qui a changé depuis les années 1990. Pauvre et sous-développé il y a encore une petite vingtaine d’années, l’Azerbaïdjan affronte désormais des problèmes de riches. Tirant ses revenus essentiellement de l’exportation des hydrocarbures, le pays a une monnaie très forte, ce qui pénalise les autres secteurs de l’économie locale. Pour ne rien arranger, l’économie dépend des marchés du pétrole et sursaute donc au rythme des montagnes russes du prix du baril. De surcroît, le secteur de l’énergie est relativement pauvre en emplois et en valeur ajoutée, ce qui n’est pas sans poser des problèmes économiques et sociaux. Enfin, ses ressources n’étant pas inépuisables, il faut préparer la suite.
Vers un “hub” régional
Pour relever ces multiples défis, l’Azerbaïdjan mise sur un méga-projet : le développement d’un « hub » régional, un ensemble où transport (terrestres, maritime et aérien), stabilité politique, conditions favorables (zones franches, aides, cadre juridique accueillant), infrastructures très performantes et qualité de vie créent une synergie puissante. Le nouveau port de Bakou représente le fer de lance de cette vision d’avenir et les Azerbaidjanais espèrent reproduire le succès de la stratégie gagnante du pétrole en mettant en avant leur crédibilité acquise ses vingt dernières années. Autrement dit, l’idée est de faire de Bakou une véritable marque comme Dubaï, Singapour ou la City. Pour réaliser ses ambitieux projets de développement, Bakou a besoin de paix, de stabilité et de prospérité. Sauf que l’Azerbaïdjan n’est pas une entreprise mais un Etat-nation qui n’a oublié ni le Haut-Karabakh ni les autres territoires occupés depuis 1994 par les Arméniens.
Or, ces derniers sont plutôt satisfaits de la situation actuelle et croient que le temps joue pour eux. Les Arméniens sont maîtres du Haut-Karabakh et leur classe politique n’est pas prête à prendre les risques associés à une paix de compromis avec l’Azerbaïdjan. Les Russes ne sont pas non plus pressés car ce kyste mal soigné leur permet d’avoir de l’influence à Erevan et de maintenir un moyen de pression sur Bakou. Comme en Géorgie et en Ukraine, un petit conflit mal éteint peut toujours servir. l’Azerbaïdjan est donc le seul acteur qui trouve le temps un peu long.
Bakou se trouve face à un dilemme : pendant un quart de siècle, l’objectif a été le redressement du pays. Aujourd’hui, c’est chose faite, et Bakou se demande comment utiliser ses nouveaux atouts pour récupérer les provinces occupées sans déclencher une crise difficile à maîtriser ni ignorer les limites de sa marge de manœuvre.
L’aorte Bakou-Tbilissi-Ceyhan
L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, est certes une prouesse mais cette artère aorte de l’Azerbaïdjan représente en même temps une source de fragilité. La démonstration en a été faite en 2008, un peu plus de deux ans après l’inauguration de l’oléoduc. Pendant la guerre entre la Géorgie et la Russie, une station de pompage a été endommagée par un bombardement de l’aviation russe. Les Russes ont nié toute arrière-pensée et l’incident n’a pas eu de suites. Mais il n’en fallait pas plus pour souligner la vulnérabilité de l’Azerbaïdjan. Pour ne rien arranger, contraintes géographiques obliges, à un certain point, l’oléoduc n’est éloigné que d’une dizaine de kilomètres de la ligne de front avec le Haut-Karabakh. Malgré cette situation complexe, il y a un an, l’Azerbaïdjan a décidé de mettre sur la table une nouvelle carte : ses capacités militaires.
Début avril 2016, l’un des multiples incidents d’ordinaire sans grandes conséquences entre les deux pays a dégénéré, si bien que pendant la « guerre de quatre jours » qui a suivi, l’Azerbaïdjan a fait la démonstration de ses nouvelles capacités, reprenant aux Arméniens plusieurs villages occupées depuis 1994. Même si pour les opinions publiques occidentales, il s’agissait d’escarmouches dans un pays lointain, dans la région, le renversement ostensible des rapports de force n’a échappé à personne.
Pourtant, Bakou ne souhaite pas une solution militaire au conflit. L’édifice stratégique et économique péniblement érigé depuis 1994 est trop précieux pour le jouer au casino de la guerre. L’Azerbaïdjan opte donc pour une offensive diplomatique en maniant face à Erevan la carotte économique et le bâton militaire. Pour Bakou, où on suit de près les évolutions en Arménie, les tensions entre le « parti du Karabakh » (depuis une petite vingtaine d’années, les dirigeants du pays sont tous originaires de cette enclave) et les « Arméniens d’Arménie » créent des marges de manœuvre. L’Azerbaïdjan espère une dynamique positive de la part d’Arméniens lassés du double fardeau de la guerre et de l’isolement de leur pays.
La balle dans le camp de l’Arménie?
Mais il y a un hic. Le conflit vieux de plus d’un siècle entre Arméniens et Azerbaïdjanais a donné lieu à une guerre des mémoires. A Bakou, même si l’Azerbaïdjan n’y est 0ement impliqué, on ne reconnait pas le génocide arménien de 1915. En revanche, on qualifie de génocide les massacres d’Azéris commis par des Arméniens, comme le terrible pogrom de Quba qui a fait de milliers de morts en 1918 et le massacre perpétré à Khodjaly dans le Haut-Karabakh qui a fait 613 victimes en 1992.
Il n’est bien évidemment pas question de minimiser la douleur et la souffrance de telle ou telle victime ni d’exonérer les assassins ou encore moins de renvoyer dos à dos les deux parties. Notons seulement que dans un conflit à la charge psychologique, émotionnelle et identitaire si forte, les Azerbaïdjanais s’adressent uniquement à la raison et aux intérêts de leurs adversaires. Mais ce constat va dans les deux sens : le jeu sophistiqué des Azerbaïdjanais ainsi que leurs succès diplomatiques et économiques tendent à faire oublier que la charge psychologique est très lourde de leur côté aussi. Les réfugiés et les personnes déplacées – plus de 10% de la population – espèrent toujours retrouver leurs maisons, leurs villages et leurs villes. Les Azerbaïdjanais restent plus déterminés que jamais à retrouver leurs frontières internationalement reconnues. Derrière les multiples signes extérieurs de succès à Bakou et ailleurs, mêlés à une fierté non-dissimulée, il y a une impatience, parfois même un agacement, croissante face à l’indifférence quasi-total des autres nations. L’Azerbaïdjan a toujours pris soin à faire gagner tout le monde. L’équilibre régional exige qu’elle ne soit pas non plus trop perdante. La « guerre de quatre jours » est donc un rappel, peut-être même un avertissement : Bakou est de retour.