JUMELAGES : UNE DIPLOMATIE PARALLÈLE À L’ÉPREUVE DU DROIT ?
En France, plus de 4.000 communes sont jumelées avec une ou plusieurs municipalités étrangères.
Ce rapprochement entre les citoyens de différents pays a pris son essor au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec une idée maîtresse : recréer du lien entre les Européens (initialement Français et Allemands) afin de prévenir toute résurgence belliciste.
La pratique du jumelage s’est rapidement répandue et concerne aujourd’hui des villes des cinq continents.
Cette pratique, d’exercice assez libre, reste toutefois encadrée par le droit. Son éventuel non-respect peut conduire les collectivités territoriales devant les juridictions administratives
La connaissance de l’autre est la première pierre d’une maison commune et pacifiée. C’est avec cette idée forte que les jumelages se sont développés au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Philippe Tarrisson, directeur du pôle échanges et partenariats de l’Association Française du Conseil des Communes et Régions d’Europe (AFCCRE) explique qu’« à l’époque, l’objectif des jumelages est de contribuer à ramener la paix sur le continent » et plus particulièrement entre la France et l’Allemagne. Cette volonté de dépasser les conflits et les rancœurs a été portée par le maire de Montbéliard, Lucien Tharradin qui, en tant qu’ancien résistant et déporté au camp de Buchenwald, avait compris qu’une paix durable en Europe passerait inévitablement par la rencontre entre ses peuples.
C’est ainsi que Tharradin tissa des liens avec la ville allemande de Ludwigsbourg (Bade-Wurtemberg) avant qu’un jumelage officiel fut créé en 1962 [[Article à lire ici. Considérée aujourd’hui, cette date est d’autant plus symbolique qu’elle précédait d’un an l’acte fondateur que fut le Traité de l’Elysée, signé par le président De Gaulle et le chancelier allemand Adenauer. Quelques villes françaises s’étaient déjà essayées au jumelage (Troyes avec Tournai en Belgique ou encore Paris avec la capitale italienne, Rome). Aujourd’hui, un tiers des communes jumelées avec des villes Françaises sont allemandes.
Depuis quelques années, outre les communes, les jumelages concernent des collectivités territoriales plus grandes, en dehors de l’Union européenne. Cette expansion et la volonté de tisser des liens forts entre des villes et des populations parfois très éloignées ne fait pas l’économie de problèmes juridiques et politiques parfois délicats à résoudre. Entre les évolutions géopolitiques, les conflits toujours d’actualité et les territoires au statut controversé, certains jumelages ou chartes d’amitié soulèvent parfois la controverse.
Ces liens et activités transfrontaliers ont en effet des limites, définies par la règle de droit retranscrite dans la circulaire NOR INT B 1809792C des ministères français de l’Intérieur et des Affaires étrangères, en date du 24 mai 2018, et selon laquelle : « les collectivités territoriales ne peuvent se lier, par convention ou non, sous quelque forme que ce soit, à des autorités locales étrangères établies dans un cadre institutionnel non reconnu par la France » car « l’action extérieure des collectivités territoriales doit s’exercer sous réserve des engagements internationaux de la France, soit les traités et accords au sens de l’article 55 de la Constitution ainsi que dans le respect de la conduite de ses relations diplomatiques ».
Parmi les jumelages ayant pu susciter des controverses, figurent les multiples initiatives entre des communes françaises et des « entités » palestiniennes, depuis les camps du Liban jusqu’aux communes relevant de l’Autorité Palestinienne. Dans l’ensemble, les polémiques se sont révélées et demeurent bien davantage idéologiques et politiques que juridiques, les entités étrangères n’usurpant pas leur appellation (les camps restent des camps, et ne se veulent pas des collectivités territoriales), et la position de la France évoluant dans le sens d’une reconnaissance toujours plus large de l’identité étatique palestinienne.
Quand la justice française rappelle à l’ordre.
D’autres rapprochements sont plus problématiques, avec notamment une quinzaine de collectivités territoriales françaises qui ont signé des chartes d’amitié avec des communes situées dans le Haut-Karabagh. Cette région de l’Azerbaïdjan contrôlée actuellement par l’Arménie a été l’objet, au tournant des années 1990, d’une guerre qui fit environ 30.000 victimes. Le Haut-Karabagh a connu d’importants mouvements de populations, contraintes de quitter leurs habitations au plus fort du conflit (1988-1993). On estime aujourd’hui à près d’un million les Azerbaïdjanais déplacés par le conflit.
Mais en France, la popularité de la cause arménienne est telle que de nombreuses initiatives de jumelage avec le territoire disputé ont vu le jour, parfois en méconnaissance de cause. Au point, même, que la justice française a déclaré 0es plusieurs initiatives de jumelage. Le Président Macron a d’ailleurs rappelé lors du dîner du Conseil de Coordination des Organisations Arméniennes de France (CCAF) le 5 février 2019 que la France, en qualité de co-président du Groupe de Minsk, doit pour pouvoir jouer pleinement son rôle, prôner l’impartialité et respecter le droit international. Il a insisté sur le fait que « la France, comme les autres États, ne reconnait pas la république autoproclamée de Haut-Karabakh » et ne peut donc accorder une quelconque valeur aux « chartes signées entre les municipalités et les collectivités françaises et des autorités du Haut-Karabakh ».
Ainsi, la charte d’amitié signée par les villes de Villeurbanne et Chouchi (Haut-Karabagh) a été annulée par le Tribunal administratif de Lyon dans une décision du 17 octobre 2019 au motif qu’en signant la charte, « le maire de Villeurbanne a entendu nouer des relations avec une collectivité territoriale relevant d’une entité non reconnue par la France et dont l’existence et la reconnaissance sont l’objet d’un conflit international au sujet duquel les autorités françaises ont pris un engagement de neutralité. Cette charte d’amitié a donc été signée en méconnaissance des engagements internationaux de la France ».
Pour Valence et Alfortville, même son de cloche : la France, ne reconnaissant pas « la république autoproclamée du Haut-Karabagh, ne peut pas reconnaître les accords signés entre des municipalités françaises et les autorités de facto du Haut-Karabagh ». Quant à la région Auvergne-Rhône-Alpes, elle a récemment signé une déclaration d’amitié avec le « Ministre du Haut-Karabagh des Affaires étrangères », le représentant d’une entité qui n’est reconnue ni par la France, ni par la communauté internationale. Une simple maladresse, a priori, qui néanmoins contrevient à la Constitution (les articles 5, 14, 20 et 52 à 55), ainsi qu’ à l’article L1115-1 du code général des collectivités locales et à la circulaire des ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères, mentionnée plus haut.
Concilier diplomatie et légalité.
La paix entre la France et l’Allemagne a été au cœur de l’essor du jumelage en France. Une forme de militantisme qui se retrouve aujourd’hui sur d’autres terrains -
bien plus glissants. Ainsi, la région Occitanie a-t-elle adopté un vœu en assemblée plénière, le 24 juin 2016, pour la reconnaissance et le jumelage avec le Rojava (région du nord de la Syrie à majorité kurde). Une entité toujours en guerre, en proie au terrorisme islamique, mais qui a attiré la bienveillance de certains élus français, car en confrontation directe à la fois avec la Syrie dont elle fait officiellement partie, et avec la Turquie qui a récemment déclenché plusieurs opérations militaires pour étouffer toute velléité indépendantiste. L’engagement de la région Occitanie a été réitéré, en novembre 2019, par un don de 100.000 euros alloués aux populations du Rojava. Au-delà des bonnes intentions, l’observateur est en droit de s’interroger sur la légitimité de telles actions.
En effet, la question est de savoir si une ville ou une région de France a une compréhension suffisamment éclairée de toute la situation pour interférer dans les affaires, déjà extrêmement complexes, de zones profondément troublées, au risque de mettre à mal la position française et le droit international, pour autant sans véritable bénéfice pour les populations concernées. Gageons que les récentes décisions de la juridiction administrative, appliquées conjoncturellement au cas du Haut-Karabakh, conduiront plus généralement les élus à davantage de retenue, et à une application plus scrupuleuse des règles de droit en vigueur.
https://www.village-justice.com/articles/jumelages-une-diplomatie-parallele-epreuve-droit,33636.html