2020-03-11

DEVOIR DE MÉMOIRE : GRAVER LES TRAGÉDIES DANS L'HISTOIRE

Khodjali, Srebrenica, Beslan, Silgadji. Lieux de tragédies récentes. Connues d'un petit nombre seulement. Si l’inconscient collectif retient des génocides comme celui des Juifs dans les années 40 ou celui des Cambodgiens dans les années 70, des massacres plus récents obligent eux aussi la communauté internationale à un devoir de mémoire. Et c’est parfois aussi difficile que nécessaire avec une histoire en cours d’écriture.

Les livres d’Histoire regorgent de récits de guerres, de massacres et de génocides. Ils ont souvent pour point commun d’être écrits grâce aux récits des survivants, quand il y en a. Quatre-vingt-dix ans après l’armistice de 1918, le dernier poilu, Lazare Ponticelli, avait reçu un hommage national lors de sa mort en 2008. En France comme ailleurs, ces témoignages servent cette conscience générale, ce « plus jamais ça » adressé aux générations actuelles et à venir, exprimé par ce que les historiens appellent le devoir de mémoire depuis les années 90.

Aujourd’hui, s’il est indispensable pour perpétuer des souvenirs menacés par la disparition des derniers témoins, ce devoir de mémoire doit également s’appliquer à des épisodes meurtriers, plus proches de nous. À l’occasion de l’anniversaire du massacre de Khodjali le 26 février que l’Azerbaïdjan commémore chaque année, voici quatre exemples de massacres dans quatre pays endeuillés par la folie des hommes.

1992 : LE MASSACRE DE KHODJALY (AZERBAÏDJAN)
Cette région montagneuse est belle, à quelque 400km à l’ouest de Bakou. Depuis 1988, la guerre du Haut-Karabagh fait rage dans cette région de l’Azerbaïdjan envahie par l’Arménie voisine. À plusieurs reprises, ce conflit territorial et ethnique dérape. Dans l’une des vallées sur les contreforts de Grand-Caucase, les villageois azéris de Khodjaly vont connaître l’horreur le 26 février 1992. Le bilan officiel recensera 613 Azerbaïdjanais tués, dont 106 femmes et 83 enfants. Sans compter 500 blessés, 1275 personnes arrêtées et 150 disparus. La plupart alors qu’ils fuyaient la zone.

L’année suivante, l’ONG internationale Human Rights Watch écrira dans son rapport d’enquête  : « Une grande partie de la population, accompagnée d’une bonne douzaine de combattants pour le repli, ont fui la ville à l’arrivée des troupes arméniennes. Lorsqu’ils se sont rapprochés de la frontière de l’Azerbaïdjan, ils ont dû passer devant un poste de contrôle arménien où ils ont tous été tués avec cruauté... Les soldats arméniens ont assassiné des civils sans arme et des soldats hors de combat sans défense. » Selon d’autres sources indépendantes, les forces armées russes du 366e régiment d’infanterie blindée se seraient joint aux Arméniens dans cette tuerie, de leur propre chef. Des rapports post-mortem ont fait état de personnes écorchées vives, décapitées, brûlées, d’autres amputées ou ayant les yeux crevés. Un « crime contre l’humanité » condamné depuis par de nombreux États, mais également en 2012 par le Conseil de l’Europe. Aujourd’hui, Azerbaïdjan et Arménie tentent de renouer un dialogue rompu dans les années 90 comme le souligne le dossier d’Enderi (Entreprises Défense & Relations Internationales) consacré au conflit du Haut-Karabagh. Et le cas de Khodjaly fait partie des dossiers délicats à ouvrir, alors même que l’ancien président de l’Arménie Serge Sargsian reconnaissait « avant Khodjaly, les azerbaïdjanais pensaient que les arméniens ne lèveraient pas la main sur des civils. Mais nous avons réussi à briser ce stéréotype ».

Pour aller plus loin, de nombreux livres retracent cet épisode – le plus sanglant du conflit du Haut-Karabagh qui s’achèvera en 1994 – et font référence, comme Khojaly Massacre de Frederic Miller, Agnes Vandome, John McBrewster (2010) et Khojaly: A Crime Against Humanity de Rabbi Israel Barouk (2016) mais aussi Black Garden de Thomas de Waal (2003).
 

1995 : LE MASSACRE DE SREBRENICA (BOSNIE-HERZÉGOVINE)
Années 90, en plein cœur de l’Europe : la Yougoslavie se disloque, ses guerres intestines s’étalent de 1991 à 2001. Elles opposent tour à tour Croates, Bosniens, Serbes, Serbes de Bosnie, Kosovars, etc. Les rapports de force changent souvent, les milices sont toutes-puissantes, les nettoyages ethniques effrayants. Les massacres s’enchaînent, devant une communauté internationale impuissante : Ovčara, Vukovar, Dubrovnik, Sarajevo, Prijedor, Višegrad, Foča, Doboj, Zvornik, Goražde… Autant de villes martyres.

Le 16 juillet 1995, la petite ville minière de Srebrenica, alors déclarée « zone de sécurité » par l’Onu et « protégée » par un contingent néerlandais de Casques bleus, va sortir d’un cauchemar de cinq jours et de cinq nuits, pour compter ses morts : 8372 civils bosniaques, exécutés parce que musulmans, par les soldats de l’Armée de la République serbe de Bosnie dirigée d’une main de fer par le général Ratko Mladić et par les membres des troupes paramilitaires serbes des Scorpions. Bombardements massifs et assassinats en masse. Les miliciens n’épargneront aucune horreur aux civils, en toute impunité.

En 2017, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie retiendra le terme de « génocide » pour cette tuerie, considérée par beaucoup d’historiens comme le pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. En plus des victimes, la Croix-Rouge a également compté plus de 7000 disparus. Srebrenica a fait l’objet de nombreux documentaires et livres de référence. A noter, pour en savoir plus, la parution en 2019 d’un roman graphique, glaçant, Les tambours de Srebrenica, de Philippe Lobjois et d’Elliot Raimbeau.
 

2004 : LA PRISE D’OTAGES DE BESLAN (RÉPUBLIQUE RUSSE D’OSSÉTIE DU NORD)
Les années 2000 voient l’essor d’un nouveau terrorisme venu d’Orient et d’inspiration jihadiste  : attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, attentat-suicide en Tunisie et tuerie en Indonésie en 2002, attentats à la voiture piégée en Inde en 2003, bombe dans un train en Espagne en 2004, la liste est longue. Cette même année, au moment de la rentrée scolaire, l’ignominie montera d’un cran avec la prise d’otages de Beslan dans laquelle 334 personnes perdront la vie, dont 186 enfants. Un carnage, comme l’écrit justement Le Monde.

Beslan, dans la république russe d’Ossétie du Nord-Alanie, frontalière avec la Géorgie. Trente-sept mille habitants. Depuis longtemps, la région est instable, suite aux deux guerres de Tchétchénie (1994-1996, 1999-2000) menées par Moscou. En représailles, les séparatistes muent en terroristes : attentats, actions-suicide dans des avions de ligne ou dans le métro, tout y passe… Le 1er septembre 2004 à 9h30, un commando 32 personnes (composé de Tchétchènes, Kazakhs, Tatars, Ouzbeks, Russes, Géorgiens, Arabes, Africains…) aux ordres de Chamil Bassaïev prend en otage 1300 enfants et adultes dans la principale école de la ville.
Pendant trois jours, les caméras du monde entier sont braquées dessus quand retentit une première explosion. La situation échappe à tout contrôle, de part et d’autre. Les forces spéciales russes investissent les lieux, les terroristes tirent à l’aveugle, cinq femmes kamikazes se font sauter. Près de 200 enfants sont tués, dans des circonstances parfois troubles. La Cour européenne des droits de l’homme condamnera d’ailleurs la Russie en 2017, précisant que « l’intervention des forces russes a contribué à causer des victimes parmi les otages », ignorante en cela des difficultés propres à la première intervention jamais menée dans un contexte de prise d’otages massive.

Depuis la tragédie, le pouvoir central à Moscou alterne controverse, version officielle et omerta. Mais chaque année, la Russie commémore ses morts, Beslan représentant aussi un ciment national face aux tentations terroristes de ses républiques méridionales.  

2020 : LE MASSACRE DE SILGADJI (BURKINA-FASO)
Samedi 25 janvier 2020. Ce massacre n’a pas fait la Une de l’actualité, le Burkina-Faso ne le fait jamais. Cela fait pourtant dix-ans que les pays du Sahel – avec leurs frontières taillées à la règle dans le désert et la savane – subissent des attaques de groupes affiliés à Aqmi. Ce samedi de janvier, c’est jour de marché : les vendeurs sont installés au centre du village de Silgadji, qui compte une quarantaine de maisons. Des miliciens débarquent du Mali (la frontière n’est pas loin), séparent les femmes des hommes et exécutent ces derniers : plusieurs dizaines de villageois sont ainsi assassinés froidement. Le lendemain, les rescapés – principalement des femmes – arrivent à Bourzanga, à 25km à vol d’oiseaux. Ce sont elles qui racontent l’horreur. Une horreur à laquelle les villages de la région sont tristement habitués. Une semaine plus tôt, ce sont ceux de Nagraogo et d’Alamo qui ont subi des attaques similaires, toujours au moment du marché, tuant 36 personnes. Comme souvent en Afrique, ces exactions se déroulent dans l’indifférence générale. Pourtant, selon l’Onu, les attaques jihadistes auraient fait plus de 4000 morts, rien qu’en 2019, entre le Burkina-Faso, le Mali et le Niger.

Silgadji est devenu le symbole des souffrances des Burkinabés du Nord. Déjà la cible de plusieurs attaques en 2018 et 2019, ce village disparaîtra peut-être, faute de population. Car après chaque attaque, c’est la fuite. « On ne pensait pas que ça allait durer comme ça, explique Sidick Sawadogo au micro de RFI, 65 ans, originaire de Silgadji, déplacé suite à l’attaque de 2019. Pour nous, ça devait être une question de semaines. Mais maintenant, vu comme les choses tournent et qu’on est là depuis des mois, on ne sait pas si on reverra notre village. » Début février 2020, le Haut commissariat aux réfugiés de l’Onu estimait à 560000 le nombre de réfugiés pour le seul Burkina Faso. Évidemment, il n’existe encore aucun livre, aucun film, aucun roman graphique sur Silgadji. C’est donc maintenant que le devoir de mémoire doit commencer.

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