Tensions au Caucase : une diversion opportune pour Nikol Pashinyan ?
Les récents échanges de tir entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan attirent une nouvelle fois l’attention sur le conflit latent entre les frères ennemis du Caucase. Si les origines anciennes de cette confrontation sont indéniables, ce regain de tension semble intervenir à point nommé pour faire oublier la situation interne en Arménie. Entre crise économique, crise sanitaire et dérive autoritaire, le gouvernement de Nikol Pashinyan fait face à une situation explosive. Explications.
- Pour une arménie démocratique et en paix avec ses voisins
La rivalité entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan vient encore de faire la une de l’actualité. Depuis le 12 juillet dernier, Arméniens et Azerbaïdjanais échangent des tirs d’artillerie, suite à ce qui serait une provocation arménienne. (1) Cette fois-ci, les accrochages n’ont pas pour toile de fond le conflit sans fin du Haut-Karabagh, mais mettent sur le devant de la scène la région de Tovuz, au nord du territoire azerbaïdjanais, à proximité de la frontière des deux pays avec la Géorgie. Le bilan varie selon les sources : entre 4 et 7 morts côté azerbaïdjanais, dont le général Gashimov Polad et le colonel Ilgar Mirzaev (2). Par communiqués de presse interposés, les deux capitales se sont accusées mutuellement d’avoir engagé les hostilités, opposant leurs bilans chiffrés : les Azerbaïdjanais affirment avoir constaté 89 violations du cessez-le-feu (3) et tué une centaine de soldats arméniens tandis que l’Arménie ne déplore officiellement aucun tué, affirmant avoir « repoussé l’agression azerbaïdjanaise ». Sans observateurs neutres, il est évidemment impossible de savoir de façon certaine quel est le bilan réel, a fortiori quand ces évènements coïncident avec la tentation de détourner l’attention des vrais problèmes… en Arménie au moins.
L’échec économique de la « révolution de velours » Car rien ne va plus (vraiment) à Erevan. Deux ans après l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Nikol Pashinyan à l’issue de la « révolution de velours », les grandes promesses de campagne n’ont guère été suivies d’effets. Au contraire. Avec un taux de chômage stable autour de 18,5% et une économie grise toujours importante, l’Arménie peine à faire bonne figure dans le cadre du Partenariat oriental (4) souhaité par l’Union européenne pour assurer la stabilité de la région. Dans les faits, l’économie arménienne continue de regarder vers Moscou, (5) la Russie restant le principal partenaire commercial du pays (26,6% des échanges), le premier partenaire européen – l’Allemagne – n’arrivant qu’à la 5e place avec seulement 5,3% des échanges commerciaux, un chiffre en baisse continuelle depuis trois ans. Sur la scène intérieure, le gouvernement arménien de Nikol Pashinyan est surtout de plus en plus critiqué. « Les fonctionnaires ineptes doivent être remplacés par des fonctionnaires compétents, n’a cessé de demander Gaguik Tsarukian (6), le leader du principal parti d’opposition, Arménie prospère (BHK). Les autorités ne devraient pas avoir peur de moi. Elles devraient avoir peur des centaines de milliers de personnes sans emploi ni revenu. J’ai des raisons de soupçonner que les autorités ne réalisent pas l’ampleur réelle des problèmes. Elles ne réalisent pas que nous aurons bientôt 200000 à 300000 nouveaux chômeurs, que des dizaines de milliers d’entreprises ferment leurs portes, que si nous ne les sauvons pas aujourd’hui, il ne sera pas possible de les faire revivre demain. » L’état de grâce de Nikol Pashinyan – ancien opposant à l’ex-Premier Ministre Serge Sarkissian – n’aura en effet par duré longtemps. Étiqueté comme libéral et pro-Européen lors de son arrivée au pouvoir en 2018, Pashinyan n’a pas mis en place des réformes promises. Si certains indicateurs économiques restent dans le vert (croissance du PIB de +6,5% en 2019 par exemple), la population arménienne ne voit toujours pas son niveau de vie augmenter. Selon le Fond Monétaire International (7), l’Arménie n’arriverait en 2020 qu’en 104e position sur 187 pays pour le PIB par habitant, avec seulement 11.845 dollars, derrière ses voisins du Caucase.
Crise du Covid-19 : une gestion « catastrophique » La croissance économique en trompe-l’œil ne parvient plus à cacher les défis majeurs auxquels fait face l’Arménie. Et c’est toute la politique du gouvernement qui est aujourd’hui dans le collimateur de l’opposition. Le parti BHK de Gaguik Tsaroukian et celui de l’Arménie lumineuse (LHK) ne se privent pas pour tirer à boulets rouges sur l’administration actuelle, accusant le gouvernement d’incompétence dans tous les domaines, économiques, sociaux et sanitaire. Le BHK vient par exemple de réclamer une enquête parlementaire sur la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 (8). Pour Tsaroukian – contaminé par le virus, tout comme le Premier ministre lui-même (9)–, la crise liée au coronavirus est en train de tourner à la « catastrophe ». Et il ne s’agit pas de politique politicienne. Les Arméniens n’ont qu’à comparer ce qui est comparable : leur pays est par exemple 5 fois plus touché (10) que la Géorgie voisine. Une catastrophe que dénonce également Ara Toranian, journaliste et président du Comité de coordination des organisations arméniennes françaises (CCAF)(11) : « L’épidémie progresse de manière incontrôlée à travers le pays et non seulement le gouvernement ne remet pas en cause la gestion du vice-Premier ministre Avinian, mais la faute en est rejetée sur le ‘peuple’ et sur l’opposition. Au-delà de l’absurdité de cette accusation, le ‘peuple’ a bon dos. Celui-ci devait être consulté par référendum pour l’adoption d’amendements constitutionnels, mais finalement, celui qui ne cesse de clamer sa légitimité au nom de ce peuple n’a semble-t-il plus assez confiance dans la loyauté des forces qui l’ont amené au pouvoir pour aller jusqu’au bout du projet de referendum. Le bouc-émissaire : l’épidémie. » Et la liste des bouc-émissaires ne s’arrête pas là.
Vers une dérive autoritaire du Premier ministre « La situation politique et sociale de l’Arménie est atterrante, poursuit Ara Toranian. Son dirigeant a divisé comme jamais le pays. L’état de droit n’existe plus, un régime de facto à parti unique adopte des lois anticonstitutionnelles pour prendre le contrôle du dernier pouvoir qui lui échappait, le judiciaire, sans qu’il n’ait jamais été démontré que les juges aient mal rempli leur mission. » Toranian cite également la prochaine cible du régime : les médias, directement visés par la loi sur l’état d’urgence dans le cadre de la crise sanitaire, intimant aux organes de presse de « ne pas contredire l’information officielle et de la reproduire autant que faire se peut. L’Arménie est le seul pays parmi les 47 du Conseil de l’Europe à avoir osé déroger à la liberté des médias ». Le 4e pouvoir mis sous cloche, le Premier ministre Pashinyan contrôle tout. Toujours plus nombreuses, les critiques affluent, y compris de Russie, pourtant le meilleur allié de l’Arménie dans la région. Selon Andrei Ivanov, politologue et directeur du Centre d’analyse stratégique de l’Institut russe de développement de l’innovation, « Pashinyan n’a pas pu faire face à la crise économique en Arménie, n’a pas pu démontrer à ses citoyens des réalisations, donc il a eu recours à des provocations politiques franches. De cette manière, le Premier ministre arménien tente de détourner la population des problèmes internes accumulés jusqu’à présent, y compris ceux de nature économique. Nikol Pashinyan a donc décidé de commettre une provocation à la frontière avec l’Azerbaïdjan en vue de renforcer son pouvoir en Arménie ». Ces « problèmes internes » s’accumulent donc depuis 2018 et l’arrivée au pouvoir de Nikol Pashinyan. « La lutte contre la corruption a été bénéfique pour le scrutin électoral de décembre 2018, souligne Ara Toranian. Elle aurait pu être le support d’une remise en cause transparente, par l’établissement d’une commission vérité, de l’enrichissement des anciens cadres. Pashinyan en a fait, au contraire, un moyen d’extorsion de fonds qui ne dit pas son nom ou pire un moyen de chantage pour réduire au silence toute opposition politique. En tout état de cause, elle a abouti à une dérive autocratique. » Résultat logique de cette dérive : l’opposant Gaguik Tsaroukian est dans le collimateur du pouvoir. Le 16 juin dernier, le Parlement a voté la levée de son immunité parlementaire, prélude à son arrestation (12) pour malversations financières présumées. En 2017 déjà, le même Tsaroukian s’inquiétait d’une possible tentation totalitaire des hérauts de la « révolution de velours ». Des propos prémonitoires.
1 : https://www.lexpress.fr/actualite/d...
2 : https://southfront.org/armenian-aze...
3 : https://southfront.org/overview-bor...
4 : https://www.consilium.europa.eu/fr/...
5 : https://www.tresor.economie.gouv.fr...
6 : http://www.armenews.com/spip.php?pa...
7 : https://en.wikipedia.org/wiki/List_...)_per_capita
8 : http://armenews.com/spip.php?page=a...
9 : https://www.aa.com.tr/fr/monde/le-p...
10 : https://www.courrierinternational.c...