2021-04-28

Alain Roumestand: La France peut continuer sa politique de développement réciproque avec l’Azerbaïdjan

“Il suffit que la France se réfère à l’histoire de ces 30 dernières années et à la vérité historique pour rétablir le contact: les territoires occupés rendus par l’Arménie à l’issue du dernier conflit n’ont pas été arrachés à l’Arménie”, a déclaré Alain Roumestand, historien et journaliste, dans une interview exclusive accordée à Caucase de France.

CDF – Le soutien explicite de Paris à l’Arménie dans le conflit du Karabakh a créé des tensions dans les relations entre la France et l’Azerbaïdjan. Aujourd’hui, les entreprises françaises craignent d’être exclues du chantier de reconstruction du Karabakh. Comment voyez-vous le développement des relations entre la France et l’Azerbaïdjan? Quelle contribution la France pourrait-elle apporter à la reconstruction du Haut-Karabakh et au rétablissement de la paix dans cette région?

AR – Les relations entre la France et l’Azerbaïdjan ont toujours été excellentes dans le passé, tant au plan diplomatique qu’économique. L’Azerbaïdjan se considère comme un pont entre l’occident et l’orient et tourné vers l’Europe occidentale. Son multiculturalisme était perçu positivement en France. De même l’islam modéré de ce pays était gage de modernisme, vigilant quant à l’islamisme. J’avais pu, pour un article documenté, analyser sur place la place de la femme azerbaïdjanaise en pays musulman, avec des rencontres avec des femmes politiques, des femmes entrepreneurs, des femmes avec des responsabilités dans l’industrie. Un seul bémol: le régime d’Ilham Aliyev jugé autoritaire par une partie de la classe politique française et Reporters Sans frontière, son classement mondial de la liberté de la presse avec l’Azerbaïdjan dans les derniers rangs.

Mais la France fait partie intégrante du groupe de Minsk en étant coprésidente avec la Russie et les USA, groupe censé apporter une solution au problème du Haut Karabakh et des territoires azerbaïdjanais occupés indûment par l’Arménie à la suite du conflit arméno-azerbaïdjanais de l’hiver 1992-1993. La France est jugée actuellement par l’Azerbaïdjan comme soutenant uniquement l’Arménie et perdant sa neutralité lors du nouveau conflit entre les 2 pays en 2020.

Les entreprises françaises ont été montrées du doigt et vilipendées par des manifestants. Les déclarations en France de groupes de parlementaires prenant le parti de l’Arménie privilégiant dans cette guerre la thèse de l’agression azerbaïdjanaise, les articles d’intellectuels comme Michel Onfray, Sylvain Tesson, accusant l’Azerbaïdjan musulman de vouloir éradiquer l’Arménie chrétienne, ont naturellement été relayés négativement par les azéris. 

L’implication de la Turquie du président Erdogan dans l’avenir immédiat de l’Azerbaïdjan (les 2 pays sont objectivement turcophones, c’est une évidence) et les mauvaises relations actuelles entre Paris, l’Union européenne et la Turquie ne facilitent pas les choses.

La France, toujours membre opérationnel du groupe de Minsk, peut malgré tout dans un avenir proche continuer sa politique de développement économique réciproque, par le biais des entreprises françaises déjà installées et qui poursuivent leurs activités. La France est en Azerbaïdjan dans les domaines de l’énergie, de l’aviation, de l’industrie spatiale, des transports, de l’approvisionnement en eau, de l’agriculture (plus de 50 grandes entreprises).

Mais dans un premier temps il est absolument nécessaire de clarifier la situation du Haut Karabakh. La Russie a imposé un cessez-le-feu entre les 2 anciens belligérants. Les azerbaïdjanais chassés des territoires où ils vivaient vont rentrer peu à peu sur leurs terres et leurs localités souvent dévastées. La France peut aider à la reconstruction et elle a les capacités d’intervention pour créer les conditions positives d’un développement économique de la région. Si elle le veut… tout en ayant une politique balancée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. On se rappellera que le président Aliyev avait rencontré le président Macron en France. Alors que le président français avait fait une visite officielle à Erevan capitale de l’Arménie sans se rendre dans la foulée à Bakou capitale de l’Azerbaïdjan.

Il suffit que la France se réfère à l’histoire de ces 30 dernières années et à la vérité historique pour rétablir le contact: les territoires occupés rendus par l’Arménie à l’issue du dernier conflit n’ont pas été arrachés à l’Arménie. Différentes résolutions de l’ONU demandaient depuis des années la restitution de ces territoires azerbaïdjanais occupés illégalement au regard du droit international. Et une solution de cohabitation entre arméniens et azerbaïdjanais au Haut Karabakh est possible dans les années qui viennent comme avant le conflit qui avait suivi l’effondrement de l’URSS et abouti à 2 entités (république arménienne et république azerbaïdjanaise).

Je me rappelle avoir rencontré des responsables azéris qui ne veulent rien d’autre qu’une vie harmonieuse dans le Haut-Karabakh. Il suffit que le groupe de Minsk prenne ses responsabilités… rapidement.

– Dans l’un de vos articles publiés sur AgoraVox, vous écrivez que “depuis le début du conflit Azerbaïdjan-Arménie, la parole arménienne pour information est relayée par toute la presse française… Par contre, la parole azerbaïdjanaise est absente de nos médias”. Selon vous, quelles sont les raisons pour lesquelles un seul côté du conflit est couvert par la presse?

– J’ai pu pendant ces dernières années mesurer le handicap vécu par l’Azerbaïdjan en ce qui concerne le traitement par notre presse nationale des informations sur ce pays. La presse main stream ou bien ignore totalement le pays, ou bien le caricature, ou bien désinforme sciemment ses lecteurs à partir d’informations unilatérales.

Le détenteur d’informations sur ce pays a du mal à “placer” ses articles. Il se fait souvent traiter de supplétif du gouvernement du président Aliyev, voire de stipendié. 

Pendant le conflit d’octobre-novembre 2020 j’étais un des rares rédacteurs informés à donner des nouvelles du front après recoupage et analyse contradictoire étayée.

On a eu droit à de nombreuses fake news. On a affirmé que des syriens, des libyens intervenaient dans les zones du conflit. Personne n’a pu apporter la moindre preuve de leur présence. Jamais aucun soldat azerbaïdjanais n’est entré en Arménie et pourtant on a parlé d’invasion. Le fait que la Turquie et Israël étaient auprès de l’Azerbaïdjan n’interpella personne. Le fait que l’Iran soit un allié de l’Arménie n’était même pas relevé. L’alliance Arménie-Russie fut passée complètement sous silence. Les morts et les blessés étaient toujours d’un seul côté. Alors que la guerre a fait des victimes des 2 côtés. Toute guerre étant une calamité intégrale. On se devait pour être lu de présenter les barbares musulmans d’un côté face aux victimes chrétiennes de l’autre. Alors que le conflit n’est pas un conflit religieux. 

La France est dans une situation particulière et paradoxale: nous sommes depuis des années victimes des attentats et des actes du terrorisme islamiste. Nous avons nos problèmes de cohabitation de différentes communautés. On mélange tout: les problèmes de l’islam de France,de l’islam en France, de l’islamisme, du radicalisme. Nos relations actuelles sont difficiles avec la Turquie. Cette situation interfère sur notre appréciation du conflit Arménie-Azerbaïdjan. Qui plus est la communauté azérie est peu nombreuse en France, alors que la communauté arménienne est nombreuse, bien implantée et active dans nos médias. La communauté arménienne à juste titre se remémore l’horrible génocide de 1915 commis par l’empire ottoman et juge les événements àl’aune de cette catastrophe. Les 2 communautés se regardent malheureusement en chiens de faïence et il faut absolument que les partisans de la paix et de la bonne intelligence entre les 2 communautés travaillent à l’apaisement. En disant: il n’y a pas d’autre solution que de vivre ensemble, côte à côte et d’éviter des conflits répétitifs qui sont mortifères pour les 2 sociétés, les 2 économies.

– Début avril, le Premier ministre arménien Pachinian a effectué une visite enn Russie. Selon certains analystes, le Premier ministre souhaite obtenir le soutien de Poutine avant les élections législatives. Selon vous, Pachinian pourra-t-il rester au pouvoir? Le Président Macron le soutiendra-t-il?

– Le premier ministre arménien Nikol Pachinian a fait naître de beaux espoirs à son arrivée au pouvoir avec la “révolution de velours” qu’il a portée. Les dirigeants azerbaïdjanais ont sans doute cru que la situation entre les 2 pays pouvait évoluer. Il n’était pas originaire du Haut Karabakh comme son prédécesseur et la région pouvait être considérée comme moins sensible à ses yeux, permettant de trouver la sortie de crise en rendant les territoires occupés.

Malheureusement sans doute poussé par une partie de l’opinion publique et de l’armée, le premier ministre s’est lancé dans une opération guerrière hasardeuse. Alors qu’en face depuis des décennies le gouvernement azerbaïdjanais réclamait les territoires occupés par l’Arménie en contradiction avec le droit international et qu’il aurait été judicieux de les rendre avant toute discussion pour éviter le conflit. Nikol Pachinian, heureusement pour son pays a pu compter sur Vladimir Poutine et la Russie alliée, qui a imposé le cessez-le-feu alors que l’Azerbaïdjan avec une armée dynamique et motivée l’emportait sur toutes les lignes de front. 

Nikol Pachinian est vu par une bonne partie de la population comme un traître à sa nation pour avoir accepté le cessez-le-feu et la cession des territoires occupés. Beaucoup d’arméniens vivent cette capitulation comme un démembrement du pays et ils ont demandé dans des manifestations monstres le départ de Nikol Pachinian. Ce dernier a donc accepté pour faire baisser la pression, la tenue d’élections législatives. Nikol Pachinian est actuellement un interlocuteur de la Russie qui tente de maintenir la situation actuelle du cessez-le-feu avant d’engager des pourparlers pour régler le problème du Karabakh.

Le pari est donc d’éviter d’avoir au pouvoir en Arménie un dirigeant, une équipe issus des urnes, “va-t-en-guerre”, alors que Pachinian s’est inscrit dans la voie des pourparlers à venir. La France est sans doute sur cette longueur d’onde, pour éviter un enlisement à nouveau. Mais il ne faut pas oublier qu’avec le Covid, les crispations internationales envers la Russie, envers la Turquie, la situation en Arménie et en Azerbaïdjan peut passer au second plan.

– Les dirigeants de l’Union européenne, le président du Conseil Charles Michel et la présidente de la Commission Ursula von der Leyen étaient en visite le 6 avril en Turquie pour poser les bases d’une relance des relations diplomatiques. Selon vous, les représentants de l’UE et le président turc ont-ils réussi à apaiser leur relation? Comment voyez-vous le développement futur des relations entre la France et la Turquie?

– La question turque est lourde de conséquences. Vue de l’Europe, on a sous les yeux une Turquie qui souhaite aller vers l’émergence d’une grande puissance fédérative de différentes forces et pays. Le président Erdogan pousse ses pions partout où il le peut pour positionner son pays sur la carte géopolitique du monde avec aussi un souci de développement économique. 

L’Union européenne a tout intérêt de renforcer ses liens avec la Turquie qui a sur son territoire des millions de syriens réfugiés et qui peut faire pression sur l’Europe par l’intermédiaire des flux migratoires: on ouvre, on n’ouvre pas la frontière pour laisser passer des vagues d’émigrants vers une Europe en crise. 

La Turquie a besoin de l’Europe pour traiter le poids financier des réfugiés du Moyen-Orient. Depuis des années l’Europe fait attendre la Turquie qui souhaitait entrer dans la Communauté européenne, ce qui n’est plus à l’ordre du jour. Mais l’Europe peut-elle se passer de la Turquie et vice versa au plan économique, avec les liens privilégiés de l’Allemagne et de la Turquie avec une forte communauté turque installée en Allemagne et en Europe.

L’épisode Michel – Von der Leyen et le sofagate est totalement ridicule mais significatif des crispations que beaucoup entretiennent et exploitent, face à une Turquie perçue comme finançant en France comme en Europe, des mosquées, un islam revendicatif et conquérant. Les impératifs de pure politique vont-ils l’emporter sur les impératifs économiques… Les entreprises européennes et turques attendent des avancées prises au plus haut niveau.

La Turquie est toujours dans l’Otan, donc un allié des pays européens de l’Otan. Le gouvernement français est ferme après des épisodes verbaux outranciers, quant à l’influence turque en France mais doit souhaiter des discussions sans rupture avec la Turquie qui compte dans l’est de la Méditerranée, au Moyen-Orient, face à un Iran menaçant avec sa nucléarisation. La France s’inspirera sans doute de la Grèce qui tente des négociations avec la Turquie, les réactions entre les 2 pays ayant atteint il y a quelques mois la côte d’alerte… On notera une baisse sensible des tensions en Méditerranée orientale.

https://caucasefrance.com/2021/04/alain-roumestand-la-france-peut-continuer-sa-politique-de-developpement-reciproque-avec-lazerbaidjan/

 

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